Les Annales des Mines sont une revue que je connais bien.
Puisqu’elles me demandent mon avis sur la crise mondiale qui nous
touche, un message essentiel et susceptible de s’adresser à mes anciens
élèves, que je tiens à adresser est que le chômage n’est pas
essentiellement dû à des questions monétaires (même si ces dernières
vont jouer un rôle néfaste grandissant), mais qu’il est, en premier
lieu, la conséquence de la libéralisation inconsidérée du commerce
international.
Cette critique de la libéralisation m’est d’autant plus permise que
je me considère comme un libéral socialiste : c’est-à-dire socialiste
quant aux objectifs, et libéral quant aux moyens. Les deux ne me
semblent, ainsi, plus opposables de manière antagoniste, mais deviennent
complémentaires. Le libéralisme ne saurait être un laisser faire : il
représente simplement un moyen pour assurer ce que j’ai appelé « les
conditions pour vivre ensemble des ressortissants d’une collectivité
donnée » (1). L’économie doit être au service de l’homme, et c’est ce
que je désignais précédemment en tant qu’objectif.
Lorsque j’ai été promu Grand-croix de la Légion d’honneur, en janvier
de cette année, j’ai reçu quelques lettres de félicitations d’anciens
élèves (parmi ceux-ci se trouvent plusieurs auteurs publiés dans ce
numéro, Francis Mer et Christian Stoffaës, dont je me souviens, même si
cela commence à être ancien, de même que nous nous connaissons très
bien, Marcel Boiteux et moi). Ils se souviendront qu’une des
particularités qui me caractérisait, dans mes enseignements d’économie,
était que je ne faisais jamais de cours ex cathedra. J’ai toujours
cherché à mener un dialogue avec les étudiants sur les événements
contemporains, à l’aide de panneaux affichés sur les murs.
De même, mon souhait a toujours été que mes élèves aient
préalablement préparé les sujets par leurs propres lectures. Aussi leur
recommanderais- je aujourd’hui de se reporter, à propos des origines de
la crise actuelle, à ce que j’avais prévu et annoncé dans divers livres
parus au cours des années 1990, et jusqu’au dernier, publié en 2005 (le
dernier à ce jour, puisque j’ai des projets avec des éditeurs sur la
physique et sur l’économie). En 1994, l’un de ces livres (2) appelait
déjà à une réforme des règles du commerce international, et cette date
souligne par elle-même que je n’ai pas attendu les événements présents
pour en parler, mais que ces mécanismes économiques avaient été décrits
par avance dans leurs tenants et aboutissants. Je regrette que mes
critiques n’aient pas eu d’impact à l’époque, mais les solutions que je
préconisais alors conservent toute leur pertinence. J’avais dédié mon
ouvrage publié en 2005 « aux innombrables victimes de la doctrine libre
échangiste, à tous ceux qui en sont conscients, et à tous ceux qui sont
encore aveuglés par de pures affirmations sans justification réelle ».
Durant toute ma carrière, j’ai constamment mis en garde contre le fait
de se contenter d’affirmations pour justifier une théorie. Une théorie
doit être confrontée aux faits, et l’expérience est l’arbitre véritable.
C’est la raison pour laquelle j’évoque, dans cet ouvrage de 2005, un «
prétendu progrès », de « prétendues nécessités » et le « prétendu ordre
mondial » qui depuis plusieurs décennies nous sont imposés « au nom de
grands principes dénués de tout sens réel » ; de même que je parle d’une
« économie mondialiste qu’on nous présente comme une panacée ». Nous
avons été conduits à l’abîme par des affirmations économiques
constamment répétées, mais non prouvées. Par un matraquage incessant,
nous étions mis face à des « vérités établies, des tabous indiscutés,
des préjugés admis sans discussion ».
Cette doctrine affirmait comme une vérité scientifique un lien entre
l’absence de régulation et une allocation optimale des ressources. Au
lieu de vérité, il y a eu, au contraire, dans tout ceci, une profonde
ignorance et une idéologie simplificatrice. Ce que je constatais à
l’époque s’inscrivait en faux contre des postulats alors qualifiés
abusivement de lois économiques : « Une analyse correcte de la théorie
du commerce international ne conduit en aucune façon à la conclusion que
l’application à l’échelle mondiale d’une politique généralisée de libre
échange pourrait correspondre à l’intérêt réel de chaque pays ».
L’enjeu capital actuel est le risque d’une destruction de
l’agriculture et de l’industrie françaises. Ce danger est réel, et
j’emploie le mot destruction car il est représentatif de la réalité. Un
tel risque provient du mouvement incessant de délocalisations,
elles-mêmes dues aux différences de salaires entre, d’une part, des pays
développés tels que ceux d’Amérique du Nord ou d’Europe de l’Ouest, et,
d’autre part, ceux d’Asie ou d’Europe orientale, par exemple la
Roumanie ou la Pologne. Un écart de salaire élevé, aussi extrême qu’un
rapport allant de un à six par exemple, n’est pas supportable sur le
long terme par les entreprises des pays où le revenu est plus élevé.
Cela ne veut pas dire que j’oppose entre elles ces différentes régions,
qui me semblent toutes des victimes actuelles ou à venir du
libre-échangisme voulu par l’OMC, le FMI, et par Bruxelles en ce qui
concerne l’Europe. D’ailleurs, dans la préface de mon livre de 2005, je
préconisais à ces victimes de s’unir dans une opposition à ce système
qui se révélera finalement néfaste pour tous, hormis pour les
multinationales, ainsi que pour le système bancaire international.
Les estimations auxquelles j’étais parvenu à propos de l’abandon de
la préférence communautaire par Bruxelles, à partir de 1974, montraient,
pour les pays fondateurs du Traité de Rome, une réduction de leur taux
de croissance du PIB réel par habitant de l’ordre de 30 à 50 %. La
réforme que je propose aujourd’hui est le rétablissement de préférences
régionales au sein du commerce international. Un point essentiel tient à
la définition de ces espaces régionaux, qui ne devront pas être trop
vastes et devront rechercher une homogénéité interne, ce que je définis
comme « des ensembles régionaux groupant des pays de développement
économique comparable, chaque association régionale se protégeant
raisonnablement vis-à-vis des autres ». Ma perception de ce que peut
être une protection raisonnable ne supprime pas toute concurrence, mais
évite les distorsions de concurrence, telles que celles engendrées par
ces écarts trop importants de coûts salariaux. De tels ensembles
régionaux devront offrir de la stabilité à leurs producteurs respectifs,
et une régulation face aux désordres engendrés par le «
laisser-fairisme » actuel à l’échelle mondiale.
Je ne demande à personne en particulier de soutenir mon message, et
je ne demande pas plus aux ingénieurs des mines de se mobiliser en
faveur de mes propositions : ils sont libres ! (J’ai longtemps eu
l’ensemble des élèves de l’Ecole des Mines dans mes cours, quoique, vers
la fin, on avait dispensé ceux du Corps des mines de suivre mon
enseignement. Ce que je crois avoir été une erreur, mais les choses se
sont faites ainsi). Cependant, il est bon de leur signaler l’existence
d’une association nommée Airama, dont l’objet est de diffuser mes études
en économie et en physique.
* Professeur honoraire à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris – Prix Nobel d’économie.
(1) « L’Europe en crise. Que faire ? ». Editions Clément Juglar, Paris, 2005.
(2) « Combats pour l’Europe ». Editions Clément Juglar, Paris, 1994
(1) « L’Europe en crise. Que faire ? ». Editions Clément Juglar, Paris, 2005.
(2) « Combats pour l’Europe ». Editions Clément Juglar, Paris, 1994
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