Il faut plus
que jamais réformer le système. Une poignée d’anciens banquiers devenus
lanceurs d’alerte osent enfin dire la vérité..
Devant sa télé, Jean-Michel Naulot finit par s’emporter. Au
programme:« Jeux de pouvoirs», un documentaire d’Arte sur la régulation
de la finance. « Ils n’ont rien compris!» peste cet ancien
banquier, membre du collège de l’Autorité des Marchés financiers (AMF),
devenu contestataire virulent du système auquel il a consacré
trente-sept ans de sa vie professionnelle. L’émission semblait pourtant
faite pour lui : la plupart des témoins sollicités par ce documentaire
dénoncent les excès de la finance auxquels la crise n’a rien changé.
Mais voilà, dans le dernier quart d’heure, les interviews de la députée
socialiste Karine Berger et du président de la République François
Hollande font sortir notre homme de ses gonds : «Ils nous disent
”Dormez bien bonnes gens, tout va bien” et le film s’arrête là… C’est de
la désinformation. C’est complètement faux, rien n’est réglé. Au
contraire, la situation n’a jamais été aussi explosive!»
Jean-Michel Naulot en est tellement convaincu qu’il a démissionné de ses
fonctions de président de la commission des marchés de l’AMF pour
reprendre sa liberté de parole et publier un livre intitulé « Crise
financière : pourquoi les gouvernements ne font rien».
Look conventionnel, discours calme mais acéré, Jean Michel Naulot
entre en résistance et rejoint le carré des banquiers repentis qui
balancent pour éviter un nouveau crash de la planète finance, comme
Thierry Philipponnat, ancien trader de BNP Paribas, qui pilote l’ONG
Finance Watch («Surveiller la finance »), Jérôme Cazes, ex-Coface
Natixis, devenu écrivain, ou Christophe Nijdam, ex-CCF (aujourd’hui
HSBC), analyste financier indépendant chez Alpha Value. Des lanceurs
d’alerte, d’autant plus motivés qu’ils ont connu le système et ses
dangers de l’intérieur. Qu’incriminent-ils ? «La finance mondiale demeure une énorme centrale nucléaire, bâtie en dehors de toute norme de sécurité»,
résume Jean Michel Naulot. A les entendre, la finance spéculative
n’aurait en rien régressé après la crise de 2008. Explication: pour
soutenir la croissance-ou plutôt ce qu’il en reste -, les banques
centrales alimentent l’économie en liquidités, qui filent plus vite dans
les « souterrains de la spéculation» que dans les crédits aux
PME. Et la finance ne fait qu’enfler. Ainsi les fonds spéculatifs (hedge
funds), que le G20 de Londres en avril 2009 avait promis de
discipliner.
« On pensait alors que l’ère de ces fonds était terminée», note Naulot, avant de s’étonner: «Qui
aurait pu imaginer qu’en’2013 ils allaient revenir au premier plan, au
point de servir de structure d’accueil aux équipes qui quittent les
banques où les rémunérations ne sont plus ce qu’elles étaient ?» La loi de séparation
des activités bancaires, promise par François Hollande dans son grand
meeting du Bourget, aurait pu contribuer à freiner la croissance de ces
hedge funds. « En janvier, à la demande de l’AMF, j’ai déjeuné avec Richard Yung, le rapporteur de la loi au Sénat, explique Naulot. Je lui ai dit ce que je pensais du texte : une coquille vide qui ne changera rien. Il m’a répondu : “Proposez-moi des amendements.”»
Le soir même, le gendarme de la Bourse a suggéré que tous les crédits
accordés aux fonds spéculatifs soient placés dans la filiale « à risque »
des banques, celle qui ne peut pas puiser dans les économies des
déposants pour se financer ou réclamer de l’argent aux contribuables en
cas de pépin. «Finalement on n’y a mis que les prêts sans garantie,
or les banques n’en font pas … Pour moi, c’est la preuve qu’on a fait
semblant de réguler », s’agace Naulot. Du coup, les hedge funds
prospèrent comme jamais : ils gèrent 2 000 milliards de dollars
officiellement, soit plus qu’avant la crise. Et encore, ce montant ne
prend pas en compte ceux qui sont situés dans les paradis fiscaux …
Dictature des marchés
La moitié de la finance mondiale continue à échapper à toute régulation. C’est ce qu’on appelle le« shadow banking»,
la banque de l’ombre dont font partie les hedge funds. Preuve s’il en
fallait que la spéculation n’a nullement régressé : sur les marchés des
matières premières, 85% des transactions restent réalisées par des
financiers et non par des groupes agroalimentaires. Le commissaire
européen au Marché intérieur, Michel Barnier, ex-ministre de
‘Agriculture, a bien tenté de limiter cette spéculation particulièrement
dommageable à l’économie réelle, mais Berlin et Londres ont traîné des
pieds. Pour Jean-Michel Naulot, c’est clair: « Les gouvernements
acceptent la dictature des marchés. Pour sauver leur place financière et
leurs emplois, ils ont renoncé à désactiver la centrale nucléaire. »
On peut pourtant encadrer les « matières fissiles » avec
lesquelles tourne la finance. Prenons le prêt-emprunt de titres. Un
fonds d’investissement ou une banque qui détient des actions a la
possibilité de les prêter à un autre. Résultat: le Fonds monétaire
international (FMI) estime qu’un titre est utilisé en moyenne 2,5 fois
en même temps … Si une banque ou un fonds fait faillite, comment
récupère-t-on les titres? La contamination est immédiate. Pourquoi ne
pas mettre en place un registre pour ses prêts emprunts de titres?« Qu’attend-on ?» s’impatiente Jean-Michel Naulot.
La prolifération des produits dérivés, ces contrats ou options qui
permettent de se couvrir et de spéculer sur une action, une obligation,
un taux de change ou d’intérêt inquiète encore plus les repentis de la
finance. En 2012, ces produits virtuels représentaient une valeur
globale de 700 000 milliards de dollars, soit 10 fois le PIB mondial
contre 80 000 milliards de dollars (3 fois le PIB mondial) « seulement»
en 1998. «Et je vous donne rendez-vous dans dix ans: si des
décisions importantes ne sont pas prises, cela représentera 25 fois le
PIB mondial», prévient Thierry Philipponnat, de Finance Watch. Chez
BNP Paribas, ces contrats pèsent déjà 47 000 milliards d’euros, soit de
23 à 24 fois la richesse nationale. «Les activités de dérivés de BNP Paribas sont plus grosses que celles de Goldman Sachs»,
précise l’analyste financier Christophe Nijdam. A la Société générale,
c’est 10 fois le PIB français, 8 fois au Crédit agricole, 3 fois chez
Natixis. Le Crédit mutuel-CIC est plus raisonnable (0,3 fois le PIB).
Hors de France, seule la Deutsche Bank est aussi exposée que BNP
Paribas. Est-ce utile à l’économie? Pas vraiment: 93% de ces
transactions se font entre institutions financières, seuls 7% ont pour
contrepartie une entreprise ou un acteur de l’économie réelle.
A Bercy, les responsables de la politique économique sont
parfaitement au courant du phénomène. Mais préfèrent regarder ailleurs.
Pourquoi ? «Le lobby bancaire français est le plus puissant des pays
développés. Pas par l’argent qu’il dépense, contrairement aux
Etats-Unis, mais parce qu’en France les élites sont plus consanguines
qu’ailleurs. On y trouve des alignements d’intérêt qui n’existent pas
dans d’autres pays. Les fonctionnaires du Trésor savent que leur
prochain job sera vraisemblablement dans une banque » accuse Jérôme
Cazes, ancien banquier, auteur d’un excellent polar de fiction
financière. Au pays du banquier Laffitte, président du conseil sous la
monarchie de Juillet, la porosité banque-Trésor est telle que «les
banques n’ont même pas eu besoin de mettre en œuvre toutes les
opérations de lobbying qu’elles avaient préparées avant l’adoption de la
loi bancaire ». Redoutant une véritable offensive régulatrice, les
financiers tricolores avaient ainsi préparé des clips défendant leur
rôle. Las, ces films de propagande n’ont pas été diffusés. Pas touche à
la BNP ou à la Société générale ! «Du patron de banque au député, nos élites se sont toutes spontanément inclinées devant la grande idée du champion national», observe Jérôme Cazes.
Résultat: la France croit disposer de banques puissantes alors
qu’elles se révèlent avant tout « systémiques», c’est-à-dire si grosses
que leur faillite…pourrait faire vaciller tout le système financier
mondial. «Notre pays est champion du monde en la matière : nous
avons quatre banques systémiques sur les 28 recensées dans le monde,
contre une seule en Allemagne», insiste Jérôme Cazes. La loi de
pseudo-séparation bancaire votée le 17 juillet n’y change rien. Pour
Christophe Nijdam, les quatre géants de la banque française « tiennent toujours l’Etat -et les contribuables-en otage».
Faut-il en conclure que les repentis du crédit mènent un combat perdu
d’avance ? « Pas du tout. Il suffirait d’engager une vingtaine de
réformes techniques pas si compliquées. Pour calmer le jeu», argue
Jean-Michel Naulot, réputé proche du commissaire européen Michel
Barnier. Et même si la France et l’Allemagne ont adopté fissa leur loi
bancaire pour court-circuiter Bruxelles, la Commission et le Parlement
peuvent encore réclamer un durcissement des textes. D’où l’appel de
Jean-Michel Naulot : «Citoyens, mobilisez-vous.»
LA TAXE TOBIN OU LE DOUBLE DISCOURS
C’est l’un des faux-semblants réglementaires qui ulcère le plus
Jean-Michel Naulot. Officiellement, la France, l’Allemagne et neuf
autres pays de l’Union européenne soutiennent la taxe Tobin. La
Commission a proposé de prélever 0,1% sur les transactions concernant
les actions et les obligations et 0,01% sur les transactions des dérivés
et produits structurés. En janvier 2013, une procédure de« coopération
renforcée» en Europe est lancée. «Une étape historique», a fait mine de
se féliciter Pierre Moscovici, avant de soutenir en catimini, trois mois
plus tard, une division par dix de cette taxe … Commentaire de
Jean-Michel Naulot: «Je peux comprendre que l’on soit contre la taxe
Tobin, mais pas que l’on tienne ce double discours. C’est un vrai
problème pour la démocratie … »
Sophie Fay, pour le Nouvel Obs du 3/10/2013
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